XXX
Ce fut à l’Infernet qu’eut lieu le heurt de leurs deux haines, l’Infernet, ruelle solitaire qui mène des Bas-Quartiers à l’église, escalier plutôt que ruelle, fond de puits plutôt qu’escalier, tire-bouchonnant avec son pavé de cailloux aigus, ses marches à demi effondrées, sous des fragments d’arceaux et de voûtes, et célèbre à Rochegude comme le dernier et le plus complet spécimen des architectures compliquées qui, naturellement, ainsi que des coraux bizarres, poussaient et se ramifiaient dans les vieilles villes à remparts, où toujours la place manqua.
Dolinde revenait de sa promenade habituelle à la Baraquette. Elle rapportait le bouquet, par elle chaque jour cueilli, que chaque jour maman Guisolphe disposait orgueilleusement dans les deux bouquetiers du comptoir, où Médéric, en entrant au café, avait coutume de prendre chaque jour une rose.
Domnine sortait de la rue des Poternes. Comme pied-à-terre, pour elle plus que pour Trabuc, elle y avait encore sa chambrette. Les endroits où l’on fut heureux gardent une âme ; malgré les tristesses de sa vie, celui-ci lui riait toujours. Rue des Poternes, sur la terrasse, elle se retrouvait jeune fille ; et toutes les fois, par superstition naïve, comme un peu du bonheur ancien, elle emportait quelques-uns des chers œillets que maintenant soignait sœur Nanon.
Dans l’étroit couloir, entre les hautes maisons noires, au-dessus desquelles une bande de ciel brillait, silencieuses et surprises, les deux femmes restèrent immobiles un instant, puis s’effacèrent pour passer.
Mais Domnine avait aperçu le bouquet de roses ; et, sans réfléchir, sur une de ces impulsions brusques, depuis quelque temps plus fréquentes, dont sa volonté n’était pas maîtresse, et qui, après la crise, l’attristaient, elle l’arracha des mains de Dolinde.
– Laissez là ces roses, mademoiselle, et portez ces œillets à votre amant. Dites-lui : « Ce sont des œillets que vous envoie la Civadone. » Médéric les reconnaîtra. Mes fleurs avant vos fleurs se fanèrent à sa boutonnière.
Mais déjà Dolinde fuyait. Domnine alors sentit tomber toute colère. Et, s’en voulant du moment d’inexplicable folie qui, sans motif, puisqu’elle n’aimait plus, venait ainsi de lui faire crier son secret :
– Si quelqu’un, pourtant, avait entendu ?... Si sœur Nanon, montant à l’église, était passée ?
Mais la ruelle resta déserte.
Et sans l’absence de ses œillets restés aux doigts effrayés de l’ennemie, sans les roses gisant par terre et qu’emportait l’eau du ruisseau, Domnine aurait cru à un rêve.
Voilà les seules paroles, car elles ne devaient plus se revoir, qu’échangèrent Dolinde et Domnine. Leur querelle demeura ignorée ; elle n’avait pas eu de témoin, si ce n’est, à travers le soupirail de sa cuisine, une servante de vicaire, discrète et dévote personne qui, après s’être, au préalable, purifiée en confession de la souillure d’un tel scandale, ne parla de ces choses que longtemps plus tard, à la suite des événements.
Tandis que Domnine s’éloignait, triste, songeant maintenant à Trabuc, et le cœur serré d’une subite angoisse, Dolinde, qui avait couru, était déjà dans les bras de sa mère.